« Il apparut à un moment où obscurité et injustice s’emparent des contrées du pays Noir. Il tint debout avec, en main, le sabre de la volonté inflexible »
« Il mena son combat avec un sens politique fait de magnanimité, s’appuyant sur l’arme du savoir et la mansuétude ».
C’est Serigne Alioune Guèye dans son « dâliya » élégiaque qui résume ainsi, en deux vers, toute la stratégie de Cheikh El Hadji Malick Sy ayant donné naissance non seulement à un héritage spirituel, mais à une école de pensée, une école tout court dans les deux sens de l’innovation et de la perpétuation d’un modèle.
L’originalité de ce soufi, fut son refus de s’attirer des disciples en accomplissant des miracles. La tradition orale lui attribue cette phrase : « Il n’y a rien de plus laid pour un homme de Dieu de se transformer en thaumaturge pour convaincre et séduire ». Il s’installa à Tivaouane qui devient, alors, à l’instar de Pire Goureye à partir du 16e siècle, un rayonnant centre de la culture islamique.
La stratégie d’El Hadj Malick Sy consista à enseigner, d’abord, la science des pratiques islamiques aux taalibés avant de s’attaquer à la mystique, phase supérieure à condition que le disciple maîtrise les notions de base.
Dans cette école, le Cheikh formait ses disciples qui allaient devenir les grands muqaddam de la tarîqa. Le contrôle strict qu’exerçait l’Administration sur les structures religieuses a certainement obligé le marabout à adopter un système de décentralisation. Au lieu d’agrandir sans cesse son école de ivoaune, cette université populaire dont parlait Paul Marty — ce qui pouvait lui attirer des ennuis de la part des autorités coloniales —, El Hadj Malick a préféré renvoyer, dans leurs régions d’origine, ses anciens disciples. Ces derniers étaient suffisamment versés en matière religieuse et pouvaient par les vertus de la tarîqa qu’ils incarnaient, représenter chez eux, le cheikh et la Tarîqa Tijâniyya et en prolonger l’action.
La revue égyptienne Al-Azhar (1995), dans une présentation d’El Hadj Malick Sy et de son oeuvre soutient que « grâce à lui, l’Islam a connu son épanouissement dans ce pays [Sénégal] en créant des écoles, des mosquées, des zawiyas, et, poursuit la revue, il a aussi formé de brillants érudits qui se sont éparpillés dans tous les coins du pays telle l’expansion de la lumière dans l’obscurité ». Le cheikh, comme pour contrecarrer la politique d’assimilation menée par les colons, chargera à des muqaddam, de représenter la tarîqa partout où il l’estimait nécessaire.
Ainsi, il envoya Serigne Alioune Diop Maïmouna à Gaya, Serigne Birahim Diop à Saint-Louis, l’un des fleurons de la colonisation française en Afrique Occidentale. El Hadj Abdou Kane sera détaché à Kaolack, en plein centre du bassin arachidier sénégalais. Réalisant que ses déplacements, dans l’AOF pourrait éveiller la suspicion du Gouvernement Général, El Hadj Malick préfèra, envoyer, après leur formation, ses disciples dans plusieurs pays de la sous-région : El Hadj Amadou Bouya le représentera en Côte d’Ivoire, El Hadj Madior Diongue au Congo, Serigne Ndary Mbaye au Gabon, El Hadj Babacar Dieng en Centrafrique et El Hadj Abdou Ndiaye à Bamako. Selon le porte-parole de la famille Sy, Srigne Abdou Azîz, Al-Amine, « Maodo avait envoyé tous ses ténors de la Tijâniyya en leur demandant d’aller faire un sacrifice en continuant son oeuvre d’éducation spirituelle ».
El Hadj Malick a réussi dans sa « mission » en donnant beaucoup d’importance à cet aspect spirituel, mystique, qui aurait facilité l’acceptation de l’Islam dans cette région d’Afrique. La religion, telle qu’il l’a enseignée, n’est pas extérieure à la vie sociale, mieux, elle la « contrôle » et se manifeste en même temps dans tous ses secteurs (tels que le travail et les relations humaines). C’est pourquoi, il serait difficile, voire impossible d’analyser le rapport au religieux de ces sociétés à partir de schèmes spécifiquement occidentaux. Mouhamed Arkoun voit dans cette harmonie, le succès de l’Islam partout où il s’est implanté. Il soutient à ce sujet : « La croissance des sociétés musulmanes durant les siècles d’épanouissement de la civilisation musulmane?; et l’on peut dire que cette croissance a été harmonieuse dans la mesure où l’intervention du message religieux — de ce que j’ai appelé le noyau métaphysique — a été telle que la croissance économique n’a jamais pris le dessus, comme cela aura lieu dans la période moderne de l’Occident ». Elle toujours été contrôlée par une pensée que l’on peut qualifier de religieuse dans la mesure où la pensée théologique, en particulier, a été constamment très forte et très présente dans la société au point d’assurer une sorte de contrôle de toutes les activités de l’existence socio-historique »
C’est ce même facteur qui a facilité le travail de Cheikh El Hadji Malick lorsqu’il s’est servi de la religion musulmane et sa dimension spirituelle pour contrecarrer un des piliers idéologiques de la politique coloniale française : l’assimilation de l’indigène.
Aujourd’hui, bien que le français soit la langue officielle du pays, les représentants de l’Etat post-colonial, sont obligés de s’adresser au public en wolof surtout lors des grandes manifestations religieuses organisées par les confréries. Les marques de la colonisation semblent se limiter aux structures officielles de l’« Etat importé ». En tout cas, on est très loin d’une situation semblable à celle de l’Algérie où la francisation était visible et apparaissait même sur le plan toponymique. Au Sénégal, surtout dans les régions à forte implantation confrérique, on a plutôt constaté une islamisation des noms des villages et des quartiers. Seydi El Hadji Malick est parvenu à lutter contre l’assimilation à grande échelle quitte, parfois, à favoriser l’arabisation ou l’islamisation au détriment du modèle qu’avait voulu imposer l’occupant.
Cette forme de résistance qualifiée de « passive » a une grande portée symbolique. Elle a d’ailleurs été à l’origine de la popularité rarement égalée dont jouissent la Tarîqa et ses muqaddams. Si aujourd’hui on est parvenu à nous inspirer de cette tarîqa qui correspond aux conditions de notre époque et qui présente, selon Amadou Hampathé Bâ, « une analogie parfaite avec les trois piliers de l’enseignement des oulémas à savoir l’iman, l’islam et l’ihsân », nous devons rendre hommage à Seydi El Hadji Malick Sy.
Il demeure, sans conteste, l’un des personnages phares de cette confrérie dont chaque disciple vertueux est une source intarissable de science, de spiritualité : en somme, une valeur sûre au service l’islam.
Dr. Bakary SAMBE